Les collectionneurs de griefs - Jeanne Signard

Il y a des collectionneurs de timbres-postes, de timbres-cadeaux du commerce. Il y a aussi des collectionneurs de griefs. Pour ces derniers, chaque agression réelle ou supposée est comme un timbre qu'ils collent sur leurs cahier :
"il ne m'a pas dit bonjour" : un timbre !
"c'est pour moi qu'il a dit ça" : un timbre !
"elle s'est arrangé pour m'éviter" : un timbre ! 

Ils adorent aussi se rencontrer pour des échanges :
"Tu as entendu ce qu'il m'a dit"
"Oh, ce n'est rien, si tu savais ce qu'il m'a fait"
Puis ils referment leurs cahiers et vont chercher aussitôt une autre oreille complaisante.

Vous pouvez vivre longtemps à ses côtés sans vous douter que vous avez affaire à un fin collectionneur : il sauve si bien les apparences ! Il a toujours le sourire... mais vous ne perdez rien pour attendre ! Le soir, seul dans sa chambre, il ouvre le tiroir, caresse les timbres déjà collés et ajoute ceux du jour, puis il rumine et savoure ses rancœurs et ses colères.

Mais ces timbres psychologiques ne sont pas réellement gratuits, pas plus que ceux du commerce ! Les sentiments ainsi collectionnés se paient en solitude ou en insomnie, en tension artérielle ou en troubles intestinaux.

Mieux vaut parler franchement, dissiper les malentendus, libérer la parole avant qu'elle ne se transforme en timbres collés sur son cahier de plaintes. Mais il est tout aussi difficile pour lui de lâcher une collection de timbres psychologiques durement gagnée au long d'une vie, que pour une ménagère de jeter au feux ceux du commerce.

Commentaires